Article de presse

Les plantes succulentes en état de grasse

En devanture d’une boutique comme chez les particuliers, Crassula, Echeveria et Aloe vera ont envahi nos intérieurs et s’affichent partout sur Instagram. Décryptage d’une tendance.

Par  Joséphine Lebard 

Publié le 28 janvier 2020 à 01h30Cactus.

Cactus. PLAINPICTURE / YVONNE ROEDER

Naïvement, on pensait que la tendance des succulentes allait vivre ce que vivent les roses… C’était oublier un peu vite la résistance légendaire de ces plantes charnues, capables de défier aussi bien la sécheresse que la versatilité des modes. Saison après saison, les CrassulaEcheveria et Aloe vera débordent des étals des fleuristes ou des jardineries pour habiller aussi bien la table d’un restaurant branché que le comptoir d’un coiffeur ou les étagères de boutiques de déco.

Et tandis que la mode de la jungle urbaine s’essouffle, actant chez le consommateur une certaine saturation pour le fauteuil en rotin ou le papier peint imprimé feuilles de palmier, les succulentes, elles, se portent toujours aussi bien, merci. « Depuis deux ou trois ans, la demande est de plus en plus forte, note Emmanuelle Dutremee, chef de produits plantes et fleurs coupées de la maison chez Truffaut. Entre 2017 et 2019, notre chiffre d’affaires sur ces plantes a augmenté de 50 %. »

« Auparavant les gens avaient chez eux des aquariums immenses avec des poissons aux noms compliqués. Aujourd’hui, ce sont les succulentes qui leur apportent cette touche d’exotisme. » Alain Baraton, expert en jardinage

Même bilan chez Arrée Succulentes, pépinière spécialisée du Morbihan, où Cécile Moisan, cogérante du lieu et coautrice avec son associé Philippe Potino de l’ouvrage Plantes succulentes(Ulmer, 2018), note, « depuis quatre ou cinq ans, une nette hausse des ventes… comme de la concurrence ». A l’antenne tous les week-ends sur France Inter, le jardinier Alain Baraton constate également une augmentation des questions des auditeurs sur ces végétaux. « Auparavant, analyse-t-il, les gens avaient chez eux des aquariums immenses avec des poissons aux noms compliqués. Aujourd’hui, ce sont les succulentes qui leur apportent cette touche d’exotisme. » Le nettoyage fastidieux du bocal en moins…

De fait, avec les smoothies ou le kale, les succulentes sont arrivées en contrebande dans les valises de la tendance « bien-être » à la californienne. « Instagram a joué le rôle de propagateur », estime Géraldine Bouchot, directrice éditoriale tendances et prospective au bureau de tendances Carlin. Rarement une plante aura autant dû à un réseau social. Sur Instagram, la succulente se mange (des yeux) à toutes les sauces. On retrouve évidemment le combo infernal, à savoir la tasse de café latte associée au Crassula, sorte de b.a.-ba du hipster.

Une plante éminemment graphique

Elle booste le cliché du « bookstagrammer » dont la publication serait un peu plate avec seulement une couverture de roman. Elle vient également sublimer la photo de l’étagère de l’entrée, posée juste devant le panneau à message lumineux affichant une phrase tout droit catapultée d’un recueil de citations. Mais la plupart du temps, la succulente se suffit à elle-même. Et pour cause : elle est éminemment graphique. Le Crassula ovata, dit « arbre de jade », déploie des feuilles qui ressemblent à des pièces de monnaie aux bordures teintées de rouge, le Crassula tetragona évoque un pin miniature, les feuilles graciles du Pilea peperomioides le rapprochent du nénuphar. « Comme, en plus, les succulentes ont d’importantes capacités d’hybridation, cela crée des perspectives énormes, explique Cécile Moisan. Il en existe tant de sortes qu’on a presque du mal à les nommer… »

Le phénomène a une autre cause beaucoup plus triviale. Que Marion, trentenaire de la région parisienne, résume assez bien : « C’est une plante parfaite pour les feignasses. » Démonstration à l’appui en suivant la jeune femme dans sa salle de bains. Sur le rebord de la baignoire, un citronnier souffreteux semble nous adresser, de ses branches dégarnies, une prière muette : l’exfiltrer d’ici, et vite. Juste à côté, un Aloe vera affiche, au contraire, une forme insolente. « Autant je galère sur l’arrosage avec le citronnier, autant l’Aloe se gère tout seul. A mon avis, les gouttes qui l’aspergent quand je prends ma douche lui suffisent… » Elle a beau affirmer que ses « connaissances en jardinage tiennent sur un timbre-poste », Marion n’a pas tort. « Ce sont des plantes provenant de régions arides et qui ont une capacité à vivre sans eau pendant de longues périodes », résume Cécile Moisan, qui préconise un arrosage mensuel pour une plante en maison. Bref, les succulentes seraient à la botanique ce qu’est la collection de livres « Pour les nuls » à la culture générale : une bonne porte d’entrée. « Qui dédramatise le rapport à la plante », ajoute Emmanuelle Dutremee. « Qui nous déculpabilise, s’exclame Géraldine Bouchot. Ce n’est pas rien alors que nous vivons dans une société où on est culpabilisé pour tout, tout le temps ! »

Un cadeau « gender fluid »

C’est l’autre point fort de la succulente : répondre parfaitement aux demandes de l’époque. Son petit format s’adapte aux intérieurs réduits des urbains. Même si, dans son 33 m2 du 19arrondissement de Paris, Christophe commence à se demander s’il est bien raisonnable d’entreposer entre vingt et trente succulentes… Elle parvient même à s’acoquiner à la tendance « gender fluid », s’offrant indifféremment aux hommes comme aux femmes. Surtout, elle s’inscrit dans l’envie générale de « retour à la terre ». Avec cet avantage de taille : pour assouvir son envie de vert, il est plus facile d’acheter un Kalanchoe chez le fleuriste du coin que de tout plaquer pour se lancer dans la permaculture en Lozère. Dans un premier temps, tout du moins.

« J’ai peur que la succulente devienne aux plantes ce qu’est le bleu canard à la déco… » Christophe, Parisien

Et, tandis que « les fleurs coupées pâtissent d’une mauvaise image, car gourmandes en eau et en transports, les succulentes apparaissent plus humbles, plus durables », estime Géraldine Bouchot. Dans certaines limites toutefois. Surtout, souligne Virginie Mourouvin, styliste déco chez Carlin, elles s’inscrivent dans la logique du « do it yourself » : « Ces plantes se démultiplient bien car elles sont facilement bouturables. D’une part, c’est très gratifiant de réussir à faire pousser quelque chose soi-même. Et, comme les gens s’échangent des boutures, il se crée autour des succulentes un esprit de convivialité. » Christophe reconnaît ainsi « avoir en permanence des boutures en cours, que je donne à mes nièces, à mes amis… » Mais, accro aux succulentes « depuis le milieu des années 1990 », le quadragénaire s’inquiète de leur banalisation. « On les trouve en devanture de la moindre vitrine, on les offre en cadeau d’invité aux mariages… J’ai l’impression que la succulente devient un peu un accessoire jetable avec une mise en scène très scénarisée à chaque fois. Du coup, on y perd le respect du vivant… »

Virginie Mourouvin, elle, peste contre ces enseignes qui vendent des succulentes aux feuilles peintes, « ce qui empêche les plantes de faire leur photosynthèse »« J’ai peur que la succulente devienne aux plantes ce qu’est le bleu canard à la déco… », résume Christophe. Comprendre : une partition tellement rebattue qu’elle en devient écœurante. Les succulentes ont pris racine. Reste donc, pour elles, à ne pas se laisser noyer par les excès.
« Près de 30 % des espèces de cactus sont menacés d’extinction »

Selon Barbara Goettsch, codirectrice du Cactus and Succulent Plants Specialist Group à l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le succès commercial des succulentes a engendré la mise en place d’un trafic, notamment en Californie et au Mexique, qui menace l’écosystème de ces régions.

Depuis quand constate-t-on cet intérêt pour les succulentes ?

Concernant plus spécifiquement les cactus, tout simplement depuis qu’ils ont été découverts, il y a plusieurs siècles, quand les premiers botanistes vinrent aux Etats-Unis et au Mexique pour les collecter. Mais effectivement, on constate depuis une petite dizaine d’années un boom important. Alors qu’auparavant, les succulentes intéressaient essentiellement les spécialistes, elles ont aussi conquis le grand public. La plupart des succulentes que l’on trouve dans le commerce sont issues de la reproduction en pépinière.

Mais c’est quand elles ne le sont pas qu’un problème se pose…

En effet, on a remarqué, notamment en Californie, la mise en place d’un trafic de Dudleya braconnées dans la nature. Au Mexique, ce sont plutôt les cactus qui font les frais de ce commerce illégal. Ce qui est en jeu, c’est la taille de la plante. Les clients de ces braconniers veulent des plantes déjà matures. Or, un cactus, par exemple, pousse très lentement. Mais sur Internet, on peut trouver un Yucca déjà mature pour mettre dans son salon. Et il y a une forte demande, notamment en Corée, pour les Dudleya.

Quelles conséquences le braconnage a-t-il sur l’écosystème des régions où se trouvent ces plantes ?

Graves, évidemment. En Californie, la disparition des Dudleya favorise l’érosion des sols. Toutes ces plantes poussent dans des régions arides. Or elles y sont souvent source d’eau ou de nourriture pour les animaux. Elles leur servent également de refuge. Elles sont aussi utiles pour la nidification des oiseaux. Et cela pose évidemment problème quant à l’existence même de ces plantes. Concernant les cactus, nous avons ainsi relevé que 31 % des 1 480 espèces recensées sont menacées d’extinction. C’est pourquoi les consommateurs doivent être responsables et choisir des plantes issues d’une reproduction légale en pépinières ou de boutures. D’autant qu’une plante issue de la nature est assez reconnaissable : par exemple, elle n’a souvent pas une taille standard. Si on a un doute sur l’origine de la plante, c’est simple : on n’achète pas.